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Cet article vous permet de découvrir ce que j'avais déjà publié sur mon autre blog avant qu'OVH n'en bloque l'accès.
Pages blanches en cours d'écriture ! |
Ainsi, si vous êtes nouveau sur ce blog, vous pourrez découvrir cette histoire au cours de l'été et si vous faites partie des fidèles qui me suivent, vous pourrez accompagner Layane :-)
Vos réactions me sont vraiment utiles, alors n'hésitez pas à me faire part de vos critiques, de votre ressenti. C'est un soutien ô combien estimable lorsque l'on écrit...
Et maintenant, le début de cette aventure :
C'est un passage assez long, puisqu'il correspond à la totalité de ce que j'ai déjà publié, mais les prochaines publications seront plus courtes...
Je suis née grâce à la mort de mon père.
Oui, je sais, c’est un peu étrange comme
formulation, mais vous allez comprendre…
Le cimetière de Pierrefonds, situé à deux
pas de la maison, —ce qui est commode ce jour-là compte tenu des averses d’orage
qui inondent la région—, se distingue à peine derrière la brume d’humidité
survolant les tombes.
Un
temps de circonstance ! ne puis-je m’empêcher
de penser.
Peu de monde. Quelques amis sortis de je ne
sais où, le prêtre portant sur son visage l’expression de circonstance et bien
sûr, moi et ma mère.
Chacun avance, conscient des nuages noirs
qui s’amoncellent autour du petit cortège. Chacun a hâte d’en finir pour
rentrer chez soi, oublier le temps qui passe et surtout la mort qui ne frappe
pas toujours que les autres.
Je jette un œil sur ma mère. Elle a pris du
poids ces derniers temps, mais aujourd’hui la fatigue creuse ses joues ridées. Ses
cheveux desséchés par les colorations ne sont plus aussi brillants
qu’auparavant. Brune aux yeux clairs, ma mère ne laissait pas les hommes
indifférents, il y a encore quelques années de cela.
Elle a refusé mon bras et préfère marcher
seule, en tête. De dépit, j’ai ralenti le pas pour laisser des étrangers se
faufiler entre elle et moi. Même ce jour-là, elle me dénie le droit d’être
proche d’elle.
Je ne vois que son dos légèrement voûté. Elle
boitille à cause de son genou gauche qui s’obstine à lui faire mal nuit et jour,
depuis une bonne trentaine d’années. Je devine l’air dur et froid de son visage,
ses yeux secs au regard fixe, un mur de glace en marche.
Je n’ai par contre pas la moindre idée de
ce qui se joue dans son esprit malade à force d’entretenir avec persévérance la
dépression au quotidien.
Je ne sais pas non plus que ma vie vient
réellement de commencer.
Pour le moment, je fais juste partie du
décor, de ce qui se trame autour de moi, dans une présence indifférente et une
grisaille de bon aloi.
Enfin, nous arrivons. J’ai assisté à peu
d’enterrements jusqu’alors, mais celui-ci me paraît d’un ennui mortel.
Pardon!
Ce que je veux dire, c’est que personne ne
dit mot, comme s’il ne fallait pas déranger la personne décédée. D’aucuns me
répondront d’un air condescendant que c’est plutôt par respect pour les
proches, encore vivants, mais je ne vois pas en quoi échanger quelques mots
trahirait notre supposée souffrance.
Je suis désolée, mais j’ai eu l’occasion
d’avoir des discussions fort intéressantes au cours d’autres cérémonies de ce
genre, et ce, sans pour autant, manquer de respect à qui que ce soit.
Baste…
Aujourd’hui, nous sommes mardi, le silence
et le cafard sont de rigueur, qu’il en soit ainsi!
Perdue dans mes pensées, je n’ai rien suivi
du discours de l’homme de foi. De toute façon, s’il savait ce que pensait mon
père de la religion…
J’aperçois soudain des larmes couler
silencieusement sur les joues de ma mère. Mon rythme cardiaque s’accélère,
l’oxygène peine soudain à alimenter mon souffle vital.
Mon père vient de mourir à l’instant. Il ne
reviendra plus.
C’est plutôt une bonne nouvelle, mais le
chagrin de ma mère m’émeut par surprise et favorise quelques larmes sur
lesquelles les personnes présentes se méprennent.
-
Mes sincères condoléances. Je…
Votre père était un homme droit qui nous manquera à tous. Il va vous falloir
être forte et aller de l’avant.
Ma mère me surveille et je décide de
respecter son deuil. Mais tout de même, un
homme droit!
Je voudrais m’en aller, là, tout de suite,
maintenant. Quitter cette mascarade, cesser cette hypocrisie et retrouver la
vraie vie… enfin, la mienne.
Des personnes qui me sont totalement
inconnues défilent lugubrement devant ma mère et moi. Heureusement, mon père
comptait peu d’amis.
Tous nous serrent les mains chaleureusement
et prononcent les paroles conventionnelles. L’intention est bonne, je le sais
bien, mais la pluie recommence à tomber. Mon cœur demeure sec.
Chacun finalement regagne ses pénates à la
hâte, —assonance en a—, aurait dit
une collègue de français de mon père qui, tiens… n’est pas venue assister à son enterrement.
La dernière fois que je l’ai vue à la maison
remonte à bien longtemps. Il faut dire que je ne venais pas non plus très
souvent.
Ma mère et moi nous retrouvons seules, dans
la cuisine. Pas de réception, pas de collation. Le silence, toujours. Ma mère
avait prévenu, elle n’aurait pas la force de recevoir qui que ce soit après la
cérémonie.
Je crois que cela arrangeait tout le monde.
Sauf moi.
Je n’en peux plus de cette tristesse grise
qui noie chaque minute dans un marasme obligatoire.
-
Je te fais un thé?
C’est tout ce que j’ai trouvé à lui dire, parce
que, moi, j’ai envie d’un thé.
-
Non, merci. Je n’ai plus envie
de rien.
-
Parce que tu avais envie de
quelque chose avant?
Trop tard, les mots m’ont échappé!
Ce n’est pas le moment. Ma mère a le droit
d’éprouver de la peine.
-
Excuse-moi. Tu veux te reposer?
Ma mère me tourne le dos et monte dans sa
chambre.
Décidément, rien ne change. La fatigue
m’accable, je me laisse tomber sur une chaise.
La tête dans les mains, je cherche en vain
une quelconque trace de chagrin au fond de moi. Seule, ma compagne de toujours
manifeste sa présence.
La solitude ne me laisse jamais en paix.
Cruelle, elle sait s’emparer de mon cœur et de mes pensées, afin de broyer de
toute la force que je lui octroie l’espoir de jours meilleurs.
Le fait que mon père soit mort vient
s’immiscer dans mes idées noires.
-
Il est donc temps de passer à
autre chose et de te donner une chance!
J’ai parlé à voix haute, presque à mon
insu. Le regard tourné vers le jardin, je découvre, comme pour la première fois,
les massifs de fleurs, qu’entretenait mon père avec tout l’amour qu’il ne me
portait pas.
Sans lui, la beauté de la nature m’apparaît
comme le signe d’un renouveau.
Je me lève, attirée par le soleil à présent
éclatant et je sors me promener dans l’allée, bordée de lilas en fleurs au
parfum si généreux.
-
Une chance de quoi?
Je continue à parler toute seule. Cela me
donne l’illusion de ne pas l’être et brise le silence.
Oui, c’est vrai. Une chance de quoi?
Je fais volte-face et observe la maison où
je suis née. Si je m’efforce de bannir tout ce que j’associe à cette demeure
soi-disant familiale, je dois admettre que cette villa a du charme. Du lierre
court sur la façade et encadre les grandes baies vitrées du séjour rustique et de
la cuisine high tech aux dimensions très exagérées, compte tenu du nombre
infinitésimal de personnes que recevaient mes parents.
En levant les yeux, je m’attarde sur les
volets fermés de la chambre parentale. Ma mère dort-elle ou attend-elle
simplement que je m’en aille pour descendre?
Une chance de quoi?
Mes pas m’entraînent vers le vieux portique
qui abrita peut-être un jour mes rires d’enfant, bien que je n’en aie pas le
moindre souvenir. La planche de bois décrépite de la balançoire oscille
doucement et invite à la rêverie.
Je ne veux plus rêver, je veux vivre…
Comment fait-on?
Jusqu’à présent, ma vie se résume à de
petits boulots tous plus ennuyeux les uns que les autres. Non, j’exagère,
j’aime ce que je fais actuellement. Je n’aurais jamais imaginé tout ce
qu’implique la vente de fleurs. Repérer, commander, réceptionner, mettre en
forme, présenter, entretenir, trier et… vendre, même aux clients trop exigeants
ou grognons! Même quand on n’est pas d’humeur à sourire.
Mais je suis en CDD, mais je ne sais pas où
je vais.
Le bruit des volets qui claquent au vent
interrompt mes réflexions.
Quelques minutes encore et l’ombre de ma
mère va apparaître sur la terrasse, à moins qu’elle ne choisisse de se
recroqueviller dans le canapé, à l’abri de la chaleur et de la lumière trop
vive du soleil, vainqueur de l’orage.
J’hésite à faire demi-tour.
J’ai du mal à choisir entre le devoir
d’être la fille qu’elle espère peut-être encore et l’envie forcenée de quitter
ces lieux, pour me délester un temps de mon mal-être.
-
Je prépare du thé. Tu en veux?
-
J’veux bien. J’arrive.
J’ai toujours envie de thé. On verra bien.
Je laisse la baie entrouverte afin de
continuer à entendre le roucoulement langoureux des pigeons, ayant élu domicile
non loin de là. La proximité de la nature m’a toujours apaisée.
Ma mère est là. Assise sur le canapé, les
genoux serrés, le dos droit, le corps cadenassé à double-tour.
Le thé est prêt dans la théière en porcelaine
blanche assortie aux deux petites tasses et sous-tasses, agrémentées chacune
d’une délicate pensée violette. Les petites cuillères sont disponibles, même
si, ni l’une ni l’autre ne sucrons notre thé.
Tout est en ordre. Les napperons sur la
table, les coussins sur le divan, le service à thé, l’atmosphère lourde et
sinistre habituelle. Si ce n’est qu’aujourd’hui, j’accorde un peu plus de
circonstances atténuantes à ma mère.
-
Tu as pu dormir un peu?
-
Comment veux-tu que je dorme
après l’enterrement de ton père?
Les hostilités sont ouvertes, à table!
J’essaie de changer de sujet.
-
Je pensais voir la collègue de
Papa…
-
Oh celle-là! Encore heureux
qu’elle n’ait pas eu l’outrecuidance de venir!
-
Pourquoi? Il s’est passé
quelque chose?
-
Ça, il faudrait le demander à
ton père!
-
Il est un peu tard…
-
Oui. Peu importe, c’est du
passé maintenant. Parlons plutôt du présent. Je voudrais te dire quelque chose…
Aïe! Je me méfie de ce genre
d’introduction.
-
J’en avais déjà parlé avec ton
père. Je préférerais habiter en ville, dans un appartement et vendre la maison,
surtout maintenant.
-
En appartement? Et… et vendre
la maison?
Je me surprends en flagrant délit de
nostalgie pour une maison aux souvenirs heureux, que je n’ai pas gardés en
mémoire.
-
Tu m’imagines vivre seule ici,
dans cette grande maison? Je n’ai pas besoin de tant de place, ça demande
beaucoup d’entretien. Et figure-toi que je n’ai pas les moyens d’embaucher une
femme de ménage.
Ton père n’était pas d’accord, mais à
présent… et de toute façon, je ne me vois pas rester ici, ce serait trop
déprimant.
-
Déjà que…
-
Oh ça va! Tu crois que j’ai eu
une vie facile avec ton père?
-
Et c’est reparti! Si on pouvait
éviter de ressasser toujours les mêmes choses, ça nous permettrait d’avancer,
non?
Tiens, je devrais la retenir, celle-là!
-
Comme tu veux. Il y a beaucoup
d’affaires à trier et je voudrais que tu m’aides. Je ne sais pas à qui donner
ou vendre, mais avant d’envisager de déménager, il faut que je me débarrasse de
pas mal de choses.
Puisque l’on ne me demande pas mon avis, je
ne le donnerai pas.
-
D’accord. Tu veux commencer
quand?
-
Le plus tôt serait le mieux. On
peut déjà avancer un peu maintenant, non?
Je suis abasourdie. Ma mère, si passive en
temps ordinaire, semble si sûre d’elle. La mort de mon père aurait-elle fait
d’une pierre deux coups?
-
Je… eh bien, oui, pourquoi pas,
si tu n’es pas trop fatiguée et… enfin, on vient juste d’enterrer…
-
Justement, ça n’ira pas mieux
demain, alors autant commencer aujourd’hui.
-
Évidemment… mais je dois partir
dans une heure à peu près, je n’ai pris qu’une journée de congé et je travaille
demain, parce que je…
-
Oui, oui, d’accord.
Ma mère s’en moque. Ma vie ne l’intéresse
pas. Elle a obtenu ce qu’elle voulait, c’est l’essentiel.
En fait, je pourrais rester davantage.
J’habite un studio à seulement une vingtaine de kilomètres de là et il est à
peine dix-sept heures, mais l’idée de passer la soirée ici m’horrifie.
-
Par quoi on commence?
-
Je m’occupe de ma chambre. Tu
peux regarder tout ce qu’il y a à jeter dans le grenier? Il y a tellement de
cartons dont on a même oublié l’existence…
-
Mais… je ne sais pas ce que tu
veux garder ou pas. Ce serait mieux si on faisait les choses ensemble. Si tu
commences par votre chambre, je peux t’aider à classer vos affaires et...
-
Non! Non… je vais me
débrouiller. Fais comme je te dis. Tu sauras bien reconnaître ce qui peut
encore être utile et si tu as un doute, tu mets de côté, ce n’est pas compliqué.
Le ton de ma mère est péremptoire, je n’ai
plus qu’à m’exécuter. Elle a une voix dure et forte qui sait se montrer très
autoritaire, quand elle le désire, quand mon père n’est pas là… et il n’est
plus là.
En montant les escaliers, un léger trouble
m’accompagne. Je mets quelques secondes à comprendre que la réaction de ma mère
me dérange.
La frayeur, que son regard a laissé
transparaître à l’idée que je puisse l’aider à trier ses affaires et celles de
mon père, ne m’a pas échappée.
Que peut-il y avoir dans cette chambre que
ma mère tient à garder pour elle seule?
Quand j’avais une douzaine d’années, je
passais beaucoup de temps seule. Enfant unique, je ne savais pas toujours
comment occuper mon temps libre.
Mon père, professeur de mathématiques,
passait de longues heures à préparer ses cours dans une pièce où je n’étais
jamais autorisée à rentrer.
Quant à ma mère, elle passait la semaine
derrière la caisse d’une grande surface à se morfondre d’être passée à côté de
sa vie.
En conséquence, je restais souvent en
compagnie de la meilleure baby-sitter qui soit à l’époque, la télévision.
Pourtant, je me sentais parfois lasse de m’abreuver de dessins animés à
longueur de mercredis après-midi et de vacances, alors, parfois, je partais en
quête d’activités plus pétillantes telle que fouiner là où je n’en avais pas le
droit… dans la chambre parentale par exemple.
Je sortais de ma chambre à pas de loup,
afin que mon père ne m’entende pas de son bureau au rez-de-chaussée, où il
demeurait confiné une bonne partie de son temps libre, même pendant ses congés.
Prudemment, les oreilles aux aguets et
prête à faire demi-tour au moindre bruit suspect, je glissai jusque la chambre
de mes parents. La fiction rejoignait la réalité, je me prenais pour une
espionne envoyée en mission, ne pouvant compter que sur moi-même.
Parvenue à l’antre de tous les dangers,
j’appuyai le plus doucement possible sur la poignée de la porte, puis ouvrai
d’un geste rapide pour éviter le grincement des gonds que j’avais anticipé,
ayant correctement préparé ma mission.
Ensuite… eh bien, c’était la fête!
Je farfouillai partout, dans les tiroirs de
l’imposante commode style Louis Philippe, sur les étagères de l’armoire, y
compris celles du haut pour lesquelles il me fallait monter sur une chaise;
c’est dire toute la difficulté de mon aventure que j’affrontais néanmoins avec
courage!
C’est ainsi qu’un jour, je tombai sur un
revolver.
Pas un faux, en plastique. Non, un vrai,
compact, léger, mal caché.
Je le retournai dans tous les sens,
confirmée dans l’intuition que cette enquête serait la plus dangereuse comptée
à mon actif.
La sonnette de la porte d’entrée retentit à
cet instant, m’obligeant à ranger au plus vite l’objet de ma curiosité, tout en
prenant soin de le remettre exactement dans la même position où je l’avais
trouvé. Il y a les bonnes et les mauvaises espionnes, je me faisais fort
d’appartenir à la première catégorie.
Je n’ai jamais su ce que ce revolver
faisait là. Le problème de l’espionnage, c’est que l’on est condamné à se
débrouiller seul, puisque personne ne doit être informé de vos agissements…
C’est également au cours de l’une de ces
missions, que je fis une découverte qui me laissa au creux des entrailles, un malaise
qui ne devait cesser de s’amplifier par la suite.
-
Layane? Layane, tu peux venir
deux minutes, s’il te plaît?
Bon sang! Quelle heure est-il? Dix-huit
heures quarante!
Je n’ai guère avancé, hormis le remplissage
de deux grands sacs poubelle que je m’empresse de prendre avec moi afin de
donner l’illusion d’un dur labeur.
-
Oui, j’arrive! Je descends des
sacs à la poubelle et j’arrive.
Les souvenirs ont ravivé les brûlures
d’estomac qui avaient coutume de me faire souffrir, lorsque j’habitais encore
dans cette demeure et par la suite, à chaque fois que je participais à un repas
de famille.
J’ai à présent vraiment hâte de rentrer
chez moi et me promets de prendre congé juste après avoir aidé ma mère.
-
J’ai réuni les vêtements de ton
père dans ces valises; tu peux les descendre dans le séjour? Demain, je
téléphonerai à une association quelconque qui sera intéressée pour venir les
chercher.
-
Je ne sais pas s’ils feront le
déplacement pour des habits, mais si tu veux…
-
Je verrai demain. Tu as fini
dans le grenier?
-
Presque… il reste quelques
trucs encore à…
-
Quand peux-tu repasser pour
terminer?
-
Je crois… pas avant ce week-end.
Je travaille tous les jours et je ne pourrai venir que dimanche pour…
-
D’accord. Je continuerai à
faire le tri dans les autres pièces les jours prochains et aussi, quand tu
reviendras, tu me montreras comment mettre une annonce sur Internet pour vendre
la maison. C’est possible sur Internet, n’est-ce pas?
-
Oui, mais… tu as déjà une idée
du prix auquel tu veux la vendre?
-
Non, je vais téléphoner demain
pour qu’un agent immobilier vienne l’estimer et après, je me débrouillerai. Ce
sont tous des voleurs ces agents immobiliers! Il est hors de question que je
leur fasse gagner de l’argent avec ma maison.
Je n’en reviens pas. Ma mère est bel et
bien déterminée à vendre. C’est comme si elle voulait enterrer au plus vite les
quelque trente années passées ici avec mon père tout juste six pieds sous
terre.
Quelques minutes plus tard, au volant de ma
petite Twingo bleue, je dénoue le fil de la journée, ce qui, loin de calmer mes
brûlures, les amplifie, surtout lorsque je repense au comportement de ma mère.
Quelque chose me chiffonne et je compte
bien trouver quoi, d’ici peu. En attendant, je suis heureuse de bientôt retrouver
mon petit nid douillet que je me suis créé dans le studio d’un immeuble HLM de
la périphérie de Compiègne.
Il est presque vingt heures quand enfin, je
jette mon manteau gris anthracite, bien trop chaud pour la saison, sur le clic-clac
de la seule pièce à vivre. C’était le seul habit qui me paraissait convenable
pour me rendre à l’enterrement de mon père, mes blousons de demi-saison étant
tous plutôt dans une gamme de couleurs vives.
Après le manteau, c’est mon corps que je
laisse tomber lourdement, sans même prendre la peine d’enlever mes chaussures.
Je suis fourbue.
Me rendre chez mes parents me fatigue
toujours beaucoup, compte tenu des efforts incommensurables que je suis obligée
de déployer à chaque fois pour garder mon calme face à nos divergences
d’opinion, mais cette fois, c’est pire. Pourtant, ce n’est pas à mon père que
je le dois…
Encore que. La marée d’images, surgie du
passé et provoquée par l’enterrement, m’a aujourd’hui plus sûrement noyée que
mes dernières visites très rapides dans la demeure familiale qui n’a jamais
abritée d’autres personnes, que trois membres d’humeur incompatible les unes
avec les autres.
Mon estomac gargouille.
Péniblement, je me relève, me déchausse
enfin et me dirige sans illusion vers le frigo. Il a beau me faire des appels
de phare depuis plusieurs jours, je ne prends pas la peine d’aller faire de
courses.
Un morceau de beurre, de fromage datant
d’une époque improbable, trois œufs et un paquet de gruyère râpé de couleur
suspecte.
-
Deux œufs à la coque, c’est
parfait!
Il me reste un peu de pain rassis, ça
devrait faire l’affaire. Vivant seule depuis à peu près deux ans maintenant,
depuis que j’ai annoncé à mes parents que je ne voulais pas continuer mes
études après le bac, mes repas se réduisent au strict minimum à de rares
exceptions près.
Devant cette décision, mon père, livide,
m’avait alors déclaré :
-
Pas de problème.
Puis, il avait marqué un temps d’arrêt
et :
-
Mais ça veut dire qu’à partir
de ce jour, tu te prends en charge.
Tout aussi vidée de mes couleurs, je
m’étais entendue répondre un peu trop vite :
-
Pas de problème.
La suite? Dès le lendemain, je m’étais
inscrite dans toutes les boites d’intérim de Compiègne, prête à accepter toute
forme d’exploitation pourvu que l’on me rétribue suffisamment pour pouvoir
louer un studio.
Heureusement, j’avais pu compter sur l’aide
précieuse d’une amie de toujours qui m’avait hébergée provisoirement… pendant
presque un an, le temps que les services sociaux me proposent un logement et
que je sois embauchée pour de petites missions intérimaires.
Accumulant les petits boulots et donnant à
chaque fois toute satisfaction à mes employeurs, j’étais de plus en plus
souvent sollicitée et je restais finalement assez peu souvent au chômage.
Toutefois, ce n’était pas suffisant pour
m’attirer la fierté de mes parents pour qui je menais une vie trop instable, au
travail aléatoire.
Qu’à cela ne tienne, je suis aujourd’hui
autonome et j’ai faim! Alors, même si ma vie n’est pas luxueuse et mes repas
peu variés et copieux, je n’ai de comptes à rendre qu’à moi-même.
Il me faut peu de temps pour préparer et
avaler mon dîner devant la télévision qui achève de m’endormir sur le
clic-clac, que je ne prends jamais la peine de remettre en position canapé.
Une heure du matin, une émission plus
bruyante que les autres me réveille en sursaut. En soupirant, j’éteins l’intrus
et en profite pour passer aux toilettes.
Oui, je sais, ce n’est pas un détail
particulièrement intéressant, mais cela explique que je mets un temps infini à
me rendormir, des pensées toutes aussi inutiles que pénibles, ayant profité de
ce réveil, pour assaillir mon cerveau.
Le lendemain me voit donc arriver
particulièrement mal réveillée au travail.
-
Oh! Faut que t’arrêtes de faire
des folies de ton corps la nuit!
-
Très drôle. Si seulement…
-
Ah, j’peux t’aider si ce n’est
que ça!
En haussant les épaules, je tourne le dos à
Julien, intérimaire comme moi, chez la fleuriste où je me plais à travailler
depuis trois mois, du moins, d’habitude.
Parce qu’aujourd’hui, j’ai mal partout et
je serai bien restée couchée toute la matinée. Ayant passé la nuit à faire la
crêpe dans le clic-clac, j’ai le dos en compote et la tête dans le brouillard.
-
Un café, Layanne?
La patronne, Nathalie, cinquante ans
révolus, affiche une jovialité constante et contagieuse. Petite et un peu
rondelette, elle m’observe d’un air narquois tout en me tendant mon
réveille-matin.
-
Jérémy, tu trinques avec nous?
-
À vos ordres, m’dame!
J’ai vraiment de la chance d’avoir obtenu
un CDD dans ce magasin. Nous nous entendons à merveille tous les trois, ce qui
nous permet d’offrir aux clients un service de qualité tout en passant de
bonnes journées.
En plus, évoluer au milieu de parfums
délicats et de compositions florales toutes plus belles les unes que les
autres, grâce au talent de Nathalie est, à mon sens, un privilège.
-
Le camion de livraison est en
retard, on va devoir ouvrir pour accueillir les clients, tout en s’occupant de
l’arrivage. Je ne pourrai pas vous aider, je dois programmer mes commandes pour
la fête des mères qui va arriver très vite. Je peux compter sur vous?
-
Évidemment!
Jérémy et moi nous sommes exclamés en même
temps, ce qui nous fait tous trois éclater de rire.
Allez, ça va mieux. La journée peut
commencer.
Il en fut ainsi pendant les deux jours suivant :
repas pris sur le pouce, crêpe dans le lit, réveils douloureux et travail
réconfortant.
À tel point que j’ai oublié le dimanche qui
m’attend. C’est un coup de fil de ma mère qui, le vendredi soir, me rappelle mes
devoirs filiaux.
-
Je ne serai pas là dimanche.
J’avais complètement oublié que je dois être présente à une exposition de
peintures où j’ai mis deux-trois de mes tableaux en vente. J’ai réussi à
trouver une excuse pour le samedi, mais pas pour le dimanche.
Un peu surprise, je me dis que ce n’est pas
plus mal. Je préfère être seule à ranger, plutôt qu’avoir ma mère sur le dos et
comme ça, je pourrai revenir plus rapidement chez moi.
-
Tu exposes où?
-
À Noyon, comme tous les ans. je
ne vendrai sûrement rien, comme d’habitude, mais je me suis encore laissé avoir
pour exposer quand même. Cette fois, c’est la dernière, ils ne me reverront
plus!
-
Ce n’est pas une mauvaise
chose, ça te change les idées.
-
Si tu crois que ça suffit! Enfin
bref, tu te débrouilleras. De toute façon, ce n’est pas compliqué, il reste
juste le grenier à finir de ranger. Tu ne devrais pas en avoir pour très
longtemps et si je ne rentre pas trop tard, on pourra regarder pour l’annonce.
Zut!
Elle raccroche après un rapide au-revoir,
sans m’avoir aucunement demandé de mes nouvelles.
Un malaise diffus grandit au fond de moi,
comme après chaque échange avec ma mère. Une sensation d’inachevé, l’impression
de rester sur ma faim. Faim de compréhension, de complicité, oserais-je dire
d’amour?
Il est vingt et une heures et je me vois
mal aller me coucher avec cette boule au ventre.
Je grignote quelques carreaux de chocolat,
plonge les doigts dans le pot de pâte à tartiner, bois une infusion. Que
pourrais-je encore trouver à faire pour tenter de calmer ma tension?
Un DVD.
Je me couche finalement à minuit passé,
l’esprit enfin apaisé et le corps prêt à profiter d’une bonne nuit de repos.
Du moins, c’est ce que je pensais, car une
fois de plus, entre cauchemars et insomnies, la nuit ne m’apporte aucun sommeil
réparateur et c’est l’esprit totalement embrumé et ténébreux que je franchis le
seuil du magasin.
-
Ouh là là! Tu devrais vraiment
faire quelque chose pour mieux dormir! Tu sais que la journée promet d’être
longue, tu es sûre de tenir le coup?
-
T’inquiète! Et puis, je ne peux
guère faire mieux pour le moment. J’ai déjà enterré mon père il y a cinq jours,
je ne peux tout de même pas souhaiter la même chose pour ma mère tout de suite…
-
C’est de l’humour? réplique
Nathalie, quelque peu choquée par mes propos.
-
Désolée, ce n’était pas drôle.
Je me suis levée du mauvais pied.
-
Tu sais, tu ne peux te trouver en retournant dans le passé, mais
c’est possible en revenant dans le présent. Ce n’est pas de moi, c’est
d’Eckhart Tolle, mais je crois que tu devrais y réfléchir.
Ma patronne m’observe un instant afin de
vérifier que l’information me soit bien parvenue, puis classe l’affaire :
-
En attendant, au travail!
Après le café, j’aimerais que tu
m’enlèves toutes les fleurs fanées des invendus d’hier et que tu ajoutes ces
décorations dans la vitrine, ensuite, tu viendras m’aider à préparer l’arrivage
de ce matin, parce que, comme par un fait exprès, Jérémy est malade
aujourd’hui!
Il m’a téléphoné tout à l’heure pour me
prévenir qu’il avait passé la nuit aux toilettes! La jeunesse n’est plus ce
qu’elle était! Est-ce que je suis malade, moi?
Nathalie continue à maugréer en se rendant
dans le dépôt, mais je sais qu’elle n’est pas réellement fâchée.
Ses paroles résonnent dans ma tête
douloureuse. E. tolle, connais pas, mais je m’en ferais bien un pote, parce que
Nathalie a raison, j’en ai assez de m’empoisonner la vie avec les toxines de
mon passé. Simplement, je me demande comment l’on fait quand le passé se
conjugue au présent.
Trois tasses de café suffisent à peine à
faire émerger la lumière dans mon esprit et à me donner l’énergie nécessaire
pour me mettre en mouvement.
Oui, la journée va être interminable. Les
clients défilent de façon quasi ininterrompue en ce samedi matin. Normal, le
temps est ensoleillé et invite à flâner en faisant du shopping.
Entrer chez un fleuriste, c’est comme
pénétrer dans le jardin d’éden. Charmé par la délicatesse des parfums fleuris,
l’on se laisse envouté par la beauté naturelle du lieu que Nathalie aime à
rendre intimiste grâce à une décoration particulièrement soignée.
Un tapis de mousse invite le client à
déambuler dans le magasin, bercé par le doux clapotis de l’eau d’une fontaine
et plongé au cœur d’une végétation luxuriante et parfumée.
Entrer chez Nathalie, c’est quitter le
quotidien pour s’offrir un voyage hors du temps et de la matérialité.
Pas étonnant donc que le magasin ne
désemplisse pas en ce jour de repos… pour les autres.
Parce que, me concernant, le soir venu, je tombe sur le siège de ma
voiture et n’en reviens pas d’avoir réussi à tenir le coup.
Mine de rien, Nathalie m’a beaucoup aidée
en me donnant un coup de main pour tout ce qu’il me revenait de faire. Pour
autant, je comptais les heures, presque les minutes jusqu’à la fermeture du
magasin.
À n’en pas douter, quelqu’un a tiré la sonnette
d’alarme, il est temps que je prenne soin de moi en effet.
J’entre, d’un pas lourd, dans mon studio
qui, pour une fois, ne m’apporte pas la quiétude désirée.
Je sais que c’est l’idée de me rendre à
Pierrefonds le lendemain qui voile ma réalité. Je décide donc de couper court
et pars directement me coucher, trop épuisée pour me préparer un ersatz de
dîner.
Dimanche, neuf heures dix, j’ouvre les
yeux, surprise d’avoir finalement si bien dormi.
Ce jour-là, Nathalie assume seule la
gestion du magasin, ouvert uniquement le matin, ce qui me permet de traîner un
peu, de prendre mon temps avant de me préparer.
Je savoure tellement ces moments
tranquilles et sans contrainte. Lovée dans le clic-clac, la couette posée
négligemment sur les jambes, je déguste mon porridge brûlant, puis lis quelques
pages de l’un de mes livres en cours. Vient ensuite l’heure du thé ou du café
selon l’humeur, tandis que la douche ne se déguste pas avant la fin de matinée.
Quand j’habitais encore chez mes parents,
c’était chose impossible, même pendant les vacances… surtout, pendant les
vacances.
Mon père ne supportait tout simplement pas
l’idée que je puisse ne rien faire et lire était associé à de l’oisiveté.
Assimilée à une fainéante qui ne ferait jamais rien de sa vie, je devais me
cacher dans les toilettes pour avancer ma lecture ou prétexter des devoirs en
attente pour profiter de quelques moments de liberté dans ma chambre.
Ce souvenir me ramène à l’objectif que j’ai
en tête depuis le coup de fil de ma mère.
Je décide donc de ne pas trop lézarder
finalement, afin d’arriver en fin de matinée à la maison.
Une demi-heure plus tard, fraîche et
quelque peu tendue, je démarre. À peine vingt-cinq minutes me sont nécessaires
pour parvenir à destination.
Pas de doute, le quartier est très calme.
Je n’ai aucun mal à trouver une place à proximité du portail. Je pourrai
rentrer dans l’allée centrale pour me garer, mais je préfère rester dans la
rue; ce me sera plus facile pour partir.
En descendant de la voiture, entre les
cyprès qui bordent la clôture, je jette un coup d’œil vers la porte du garage
situé à la droite de la maison. Pas de souci, elle est ouverte et laisse voir
le vide de la pièce, me confirmant l’absence de ma mère.
Le lourd portail en fer forgé grince en
s’ouvrant et j’éprouve quelques difficultés à le refermer; il faudra intervenir
rapidement sous peine de rester coincé.
Je traverse le terrain superbement
entretenu par mon père. Les massifs de fleurs resplendissent sans l’ombre d’une
mauvaise herbe et les arbres fruitiers sont taillés à la manière d’un
professionnel. La pelouse tondue uniformément donne envie de s’allonger dessus
ou d’y courir pieds nus.
Pourtant, l’ensemble, aussi charmant
soit-il, me paraît trop net et soigné, à l’image de beaux objets que l’on
admire, mais dont on ne se sert jamais, de peur de les abîmer.
La porte d’entrée s’ouvre sur une odeur qui
m’est familière. Je souris à l’idée que, de chaque maison émane un parfum
particulier comme chez les êtres humains.
Sans hésitation, je me dirige vers la
chambre parentale. Mon objectif est de repérer dans les affaires qui s’y
trouvent la raison pour laquelle ma mère ne désirait manifestement pas que je
l’aide le jour de l’enterrement.
Sauf que la pièce est vide, à l’exception
du lit, de l’armoire et de la commode vidées de leur contenu autre que les
vêtements de ma mère.
De déception, je me laisse tomber sur le
lit.
-
J’aurais dû m’en douter!
Qu’est-ce qu’elle en a fait? Elle les a
forcément stockées quelque part!
Bien décidée à mener à bien ma recherche,
je me lance dans l’exploration de chaque pièce de la maison.
Une heure passe, je dois me rendre à
l’évidence : ma mère n’a rien laissé de ses effets personnels dans la
maison.
Dépitée, je sors prendre l’air, indécise
sur ce qu’il me reste à faire.
Le soleil de mai darde de ses rayons la
terrasse de galets blancs et m’éblouit. Les yeux plissés, l’esprit ailleurs, je
contemple l’ensemble du jardin. L’abri attenant au garage retient mon
attention.
-
Évidemment!
Je me précipite. Aménagé à l’origine pour
ranger les outils de jardinage qu’utilisait mon père, ma mère avait investi une
partie de la pièce pour la transformer en atelier de peinture, activité qu’elle
affectionnait depuis sa retraite anticipée.
Elle parlait toujours de cet espace comme
si elle y tenait davantage qu’à la maison. Il est vrai que ce lieu était très
agréable.
Des travaux avaient permis de créer un
puits de lumière à partir du toit qui permettait de bénéficier de la clarté
idéale pour peindre. Un chevalet central accueillait souvent la dernière œuvre
en cours, tandis qu’une quantité invraisemblable de toiles jonchait le sol,
dans l’attente d’être encadrées. Enfin, de nombreuses étagères de bois fixées
au mur couraient le long de la pièce, débordant de tubes de peinture à l’huile,
de pastels, de pinceaux, etc.
Ma mère aimait y passer de longues heures,
pas seulement pour peindre d’ailleurs, mais aussi pour s’y ressourcer, assise
sur un vieux rocking-chair prés de la fenêtre, s’enivrant du parfum d’un
magnifique chèvrefeuille qui honorait de sa présence la tonnelle juxtaposée à
l’atelier.
Ma mère semblait alors communier avec la
nature, oubliant pour un instant ses tourments et ses échecs. Dans ces
moments-là, j’avais l’impression qu’elle devenait plus humaine, plus elle-même
et je sentais mon cœur fondre, mais son amour maternel me demeurait
inaccessible.
Ces derniers temps, elle demeurait de plus
en plus souvent dans ce lieu privilégié, ce qui déplaisait au plus haut point à
mon père qui avait besoin de la sentir à son service à tout moment.
Ma main tremble en ouvrant la petite porte
en bois. D’abord, j’aperçois les outils rangés soigneusement sur les étagères
ou accrochés au mur. Le tracteur- tondeuse brille comme s’il n’avait jamais
servi et occupe une bonne partie de l’espace.
Je traverse la pièce en faisant le moins de
bruit possible comme si mon père pouvait encore surgir brusquement derrière
moi, me demandant de sa voix tonitruante la raison de ma présence en ce lieu où
je ne m’aventure que très rarement.
Il est vrai qu’aujourd’hui, je ne me sens
pas vraiment la conscience tranquille, mais quelque chose de plus fort que moi
me pousse à dénicher coûte que coûte les affaires de ma mère. Intuitivement, je
sens qu’elles contiennent une clef décisive pour comprendre mon mal-être
permanent. Sinon, pourquoi se serait-elle ingéniée ainsi à me les dissimuler?
L’atelier baigne dans une douce lumière, le
temps semble s’être arrêté au seuil de l’entrée, cédant la place à une forme
d’éternité.
Je comprends le plaisir que prend ma mère à
venir ici.
Je comprends également que j’ai eu du
flair. Toutes les affaires de ma mère sont là, empilées à même le sol. Sacs en
plastique, paniers en osier et même une valise attendent sagement de connaître
leur sort.
Je commence par regarder rapidement le
contenu des sachets : de petits coffrets à bijoux, quelques livres, rien qui
ne m’intéresse. Les paniers accueillent toutes sortes de babioles que j’ai vite
fait de négliger.
Vient ensuite la valise.
Un cadenas en bloque l’ouverture!
C’était prévisible et pourtant, je suis
stupéfaite.
-
Pas de doute, tu as bien
quelque chose à cacher maman et, crois-moi, ce n’est pas un vulgaire cadenas
qui va m’empêcher de le découvrir!
Pour me donner du courage sans doute, je
continue à parler à haute voix :
-
Où est-ce que je vais trouver
ce qu’il me faut?
Parmi les outils de mon père bien sûr!
Il me faut peu de temps avant de trouver
une paire de tenailles.
-
Ça devrait le faire!
On ne peut pas dire que je sois très
musclée, mais ma volonté compense les faiblesses de mon anatomie. C’est donc
avec acharnement que je m’efforce de tordre le cadenas pour enfin parvenir à
ouvrir le coffre à trésors.
Et le coffre s’ouvre.
Un fatras de lettres, de cartes de vœux ou
d’anniversaire se dispute la place avec quelques albums photos et de petits
carnets… c’est tout.
Si je veux trouver, je vais devoir
chercher, c’est-à-dire lire un par un les différents écrits qui s’étalent
devant mes yeux et cela va me prendre des heures!
Qu’à cela
ne tienne, je n’ai pas le choix et j’ai intérêt à m’y mettre tout de suite,
si je veux finir avant que ma mère ne revienne! Un coup d’œil sur mon portable.
Treize heures vingt-six.
-
Tiens, un message.
Je
pense pouvoir rentrer vers seize heures. Attends-moi. À tout à l’heure.
Moins de trois heures. Bon, c’est parti!
Je parcours rapidement les cartes et
m’attardent sur quelques lettres. Je ne connais pas toujours les expéditeurs.
Leur lecture me prend du temps, car il ne m’est pas toujours facile de déchiffrer
l’écriture.
Peu à peu cependant, je m’installe dans le
passé de ma mère et perds la conscience du présent.
Quand le portail grince, j’attends ma mère
dans le salon.
-
Ah, tu es encore là, parfait!
Oh, si tu savais ce que je me suis ennuyée! Enfin, j’ai quand même eu une
discussion intéressante avec une dame qui vient tous les ans voir l’exposition.
Encore heureux que je ne me sois pas
farcie les deux jours!
Puis, remarquant mon absence de
réaction :
-
Ça va? Tu ne dis rien. Tu
pourrais me dire bonjour, tout de même!
Silence.
-
Mais qu’est-ce que t’as?
Ma mère s’assied dans le fauteuil qui me
fait face. Elle m’observe un moment, le visage en forme de point
d’interrogation, puis elle baisse les yeux et avise le carnet posé à côté de ma
main droite.
Je la vois perdre ses couleurs et ouvrir
grand la bouche sans qu’aucun son n’en sorte.
Je patiente. Rien ne presse. Elle doit
s’attendre à avoir beaucoup de choses à me dire.
-
Que… que fais-tu avec ce… ce
carnet?
C’est à peine si j’entends sa voix. Je
n’éprouve aucune compassion. Je patiente.
-
Tu… tu as fouillé dans mes
affaires! Tu es allée à l’atelier!
Foudroyée par cette révélation, elle devient
presque transparente et je crains un instant qu’elle ne s’évanouisse, mais je
patiente.
-
Alors… tu sais, n’est-ce pas?
-
Oui.
Silence.
Ma mère enfin se redresse. Ma seconde
naissance est imminente.
-
Tu n’avais pas le droit de lire
mes carnets intimes. Personne n’est au courant.
-
Pourquoi?
-
Ça s’est fait comme ça.
-
Tu parles du moment où tu as
couché avec mon père?
-
S’il te plaît, ne sois pas
vulgaire!
-
Tu penses vraiment avoir encore
un quelconque crédit à mes yeux?
Ma mère se tasse dans le fauteuil.
Je dois m’occuper pour ne pas exploser. Je
me lève et nous sers un punch. Ma mère prend le verre avec empressement et
tousse dès la première gorgée. Je l’ai dosé assez fort. J’en ai besoin.
Elle aussi. Elle vide le verre plus
rapidement que moi. Je patiente.
-
Que comptes-tu faire? De toute
façon, ton père est mort.
-
Mon père?
J’ai avalé de travers et je mets du temps à
reprendre mon souffle.
-
Celui qui s’est fait passer
pour mon père est mort. Oui, mais mon vrai père, lui, il est vivant ou pas?
-
Tu ne peux pas dire cela.
Pierre t’a élevée, il… il a toujours été là pour toi, même si ce n’était pas
toujours…
-
Il est vivant ou pas?
-
Je ne sais pas.
-
Comment ça, tu ne sais pas? hurlai-je,
sous le coup d’une émotion que je ne peux plus contenir. Tu n’en as pas assez
de mentir? Quand vas-tu enfin dire la vérité?
Je te préviens tout de suite, je ne
partirai pas d’ici sans que tu ne m’aies tout raconté!
Le bras tendu vers ma mère, le doigt
menaçant, je suis hors de moi, hors de contrôle et ma mère a peur, terriblement
peur. Son visage est blême, je lis la panique dans les yeux de cette pauvre
vieille femme qui m’apparaît soudain tellement misérable que ma colère retombe
comme un soufflé.
D’une voix à peine audible, elle se décide :
-
Il n’y a pas grand-chose à
raconter. J’ai eu une liaison au cours de laquelle je suis tombée enceinte. Je
ne le savais pas encore quand cette relation a pris fin. Après… eh bien, après,
j’ai rencontré ton père.
En apprenant que j’étais enceinte, il était
tellement heureux, il pensait que l’enfant était de lui évidemment, alors je
n’ai pas eu le cœur de le détromper et je me suis dit que c’était aussi bien
comme ça.
-
Aussi bien comme ça?
-
Ben oui! Tu sais, ça arrive ce
genre de choses. Et puis, tu as eu un père, tu n’as jamais eu à souffrir de
quoi que ce soit, c’est l’essentiel, je crois.
Je suis atterrée. La logique de ma mère me
semble si dénuée de sens que les mots me fuient.
J’essaie de me mettre à sa place pour
comprendre, mais rien à faire, toute cette histoire me révulse.
-
En tout cas, tu l’as vite
oublié mon père! Parce que, si je calcule bien, pour que Pierre pense que je
sois sa fille, c’est que tu l’as rencontré vraiment pas longtemps après mon
père, je m’trompe?
-
Tu cherches à savoir quoi au juste?
D’accord, Pierre n’est pas ton géniteur, mais encore une fois, c’est lui qui
t’a accompagnée jusqu’à la fin.
-
Évidemment, si mon père n’était
pas au courant que j’existais, car tu ne lui a rien dit, n’est-ce pas?
Devant le silence de ma mère, je reprends, malgré
moi, une position agressive qui intimide fortement ma mère. J’en ai conscience,
mais cette fois, je ne baisse pas le ton :
-
Je pense que tu ne mesures
absolument pas les conséquences de tes actes! On ne peut pas changer de père
comme bon nous semble!
Tu réalises qu’il m’a fallu attendre vingt
ans pour apprendre que je ne suis pas la fille de Pierre!
Comment as-tu pu vivre avec ça toutes
ces années? Tu as menti à tout le monde! Peut-être que tout ça, ça explique
aussi les problèmes avec Pa…, avec Pierre!
-
Quels problèmes? De quoi
parles-tu? C’est toi qui crée des problèmes là où il n’y en a pas! Ton père
n’était pas facile à vivre, d’accord, mais il y a pire et ce n’est pas toi qui…
-
Pierre n’est pas mon père et,
oui, il y a toujours pire, mais ça ne justifie pas ce qu’il m’a fait.
Les derniers mots sont sortis tout seul, dans
un murmure de souffrance. Un silence de plomb tombe sur le salon et les visages
se ferment. Nous savons, elle et moi que nous sommes proches d’un point de
non-retour. Aucune des deux ne souhaite pourtant en porter la responsabilité.
La comtoise en chêne clair qu’affectionnait
particulièrement Pierre marque le temps, la demie de dix-sept heures sonne. Je
m’assieds, vaincue par le poids de ces révélations.
Ma mère soupire profondément et prend enfin
la parole :
-
Ton géniteur…
-
Ne l’appelle pas comme cela!
C’est de mon vrai père dont tu parles!
Elle lève les yeux au plafond, agacée, mais
obtempère :
-
Soit! Ton père travaillait
comme cuisinier dans un genre de pizzéria au Grand-Bornand, en Haute-Savoie.
C’était un travail saisonnier, si je me souviens bien.
Moi, je passais juste mes vacances
là-bas. Je travaillais depuis un an déjà à Compiègne et c’étaient mes premières
vacances.
-
Quelle réussite!
-
Si tu continues avec tes sarcasmes,
j’arrête!
Je plisse les lèvres pour empêcher l’ironie
de sortir de ma bouche.
-
J’avais pris quinze jours et
dès le lendemain de mon arrivée, j’ai décidé de m’offrir un petit restaurant,
histoire de souffler un peu.
Je n’avais pas beaucoup de moyens, je
louais une caravane dans un des campings de la station. J’ai trouvé un restaurant-pizzéria
au centre du village où l’ambiance avait l’air sympathique et surtout, les prix
étaient corrects.
Entre ton… ton père et moi, le courant
est tout de suite bien passé.
En fait, je n’aurais jamais dû le
rencontrer, mais, une fois ma commande passée, j’ai patienté un bon bout de
temps sans rien voir venir. Je commençais à m’impatienter, alors j’ai demandé à
la serveuse si elle n’avait pas oublié ma pizza. Elle m’a répondu qu’ils
étaient un peu débordés ce soir-là, mais que mon plat n’allait pas tarder à
arriver.
Vingt minutes plus tard, toujours rien.
Bien énervée cette fois, je me suis levée pour me dégourdir les jambes et
m’approcher de l’endroit où les cuisiniers préparaient les commandes. Il y
avait une espèce de bar derrière lequel on pouvait les voir s’activer.
Deux hommes étalaient sans relâche de la
pâte, qu’ils garnissaient ensuite de divers ingrédients déjà cuisinés, avant
d’enfourner les pizzas dans un grand four, tandis qu’un autre cuisinier
s’occupait des autres plats que proposait le restaurant. Ils ne levaient même
pas les yeux vers la salle, tellement ils étaient occupés.
-
Tu sais, je crois savoir à peu
près comment on fait les pizzas!
Ignorant ma remarque, ma mère continue.
J’ai vaguement l’impression qu’elle prend plaisir finalement à plonger dans
cette période.
-
C’est ton père qui s’est
retourné pour poser justement la pizza que j’avais commandée sur le comptoir, afin
qu’elle me soit servie.
Ça paraît bête à dire, mais quand nos
regards se sont croisés, on s’est tout de suite plu… C’était comme si on se
connaissait déjà.
Ma mère marque une pause, perdue
apparemment dans ses souvenirs.
-
Et après?
-
Après, on s’est revu. Dès le
lendemain. On était bien ensemble. Pour moi, c’étaient les vacances, je n’avais
pas envie de penser plus loin.
-
Oui, une petite aventure, juste
pour occuper ton temps libre, quoi!
-
Tu recommences! Tu crois que
tout est toujours calculé dans la vie?
-
Non, mais la conception d’un
enfant, ça ne se fait pas à la légère, si?
-
Non, bien sûr. On s’est fait
prendre bêtement, enfin, ça arrive, je ne vais pas tout te raconter dans le
détail. On se sentait de mieux en mieux ensemble et un soir, on n’a pas
anticipé la suite.
Quand on y a pensé, il était trop tard.
On ne disposait pas des informations que vous avez maintenant sur le cycle des
femmes et tout ce qui va avec. Je me suis dit naïvement, je l’admets, que je
n’allais pas tomber enceinte juste pour une fois où on ne s’était pas protégé
et les autres fois, on a fait attention.
La fin de mes vacances est vite arrivée
et je devais rentrer chez moi. On ne s’est pas vu longtemps et c’est si loin,
tout ça!
-
Je vois. C’est bien ce que je
disais, c’était juste une amourette pour toi.
-
Et alors? J’avais une vingtaine
d’années, je ne pensais pas encore à fonder une famille et à tout ce qui
s’ensuit! C’est un crime?
J’observe ma mère comme s’il s’agissait
d’une étrangère. J’ai l’impression que tous mes repères vacillent. Malgré ce
que je viens d’entendre, je ne peux l’imaginer, elle, toujours d’humeur si
taciturne et déprimée, se comporter comme une midinette.
Elle ferme les yeux, renforçant ainsi le
mur qui se dresse entre nous. Je reste seule, le regard tourné vers le vide
d’un monde qui m’a abandonné.
À ma grande surprise, elle reprend, les
yeux mouillés et la voix tremblante :
-
Pour ton père, c’est vrai, c’était
différent.
Je ne l’avais pas compris auparavant,
mais il s’était vraiment attaché à moi et ne supportais pas que je le quitte.
-
Parce que c’était clair pour
toi, tu voulais le quitter?
-
Il fallait être raisonnable. Il
travaillait au Grand-Bornand et moi à Compiègne, à plus de six cents
kilomètres!
-
Et alors? Tu as bien dit qu’il
était saisonnier, il aurait pu te rejoindre à la fin de son contrat.
-
Je… oui, c’est ce qu’il me
disait, mais…
-
Mais toi, tu ne voulais plus de
lui!
-
J’étais jeune, j’avais à peu
près ton âge! Je ne savais pas encore ce que je voulais, tout allait trop vite
pour moi.
-
Parce qu’il était plus âgé?
-
À peine deux ou trois ans de
plus, je crois, mais…
-
Alors, tu l’as quitté et tu es
rentrée… sauf que tu n’étais plus seule.
-
Je ne le savais pas! Je suis
rentrée, oui. Je suis retournée au travail et la vie a repris son cours normal.
-
Et il n’a pas cherché à te
contacter?
-
Si, bien sûr. Il a fait des
recherches et fini par trouver mon numéro de téléphone.
Tu sais, il n’y avait pas Internet,
alors c’était plus compliqué.
-
Ça t’arrangeait bien!
-
Ce n’était pas si simple. Moi,
c’est vrai, je voulais passer à autre chose et… et j’ai rencontré ton…, enfin,
Pierre.
-
C’est bien ce que je dis, tu
l’as vite oublié!
-
Peut-être, mais encore une
fois, ce n’est pas un crime. À peu près un mois et plus tard, j’ai réalisé que
j’avais beaucoup de retard dans mon cycle. J’ai fini par consulter et la suite,
tu la connais.
-
Pas vraiment, non. Tu as appris
que tu étais enceinte de combien?
-
De presque deux mois.
-
Deux mois sans règle et tu ne
t’étais pas posée de questions?
-
Mes cycles ont toujours été
irréguliers, je… en plus, je n’y connaissais pas grand-chose et je n’aurais
jamais imaginé que…
-
Que le pire pouvait arriver! Et
tu es certaine que c’est bien lui, mon père?
-
Oui, les dates correspondaient
au moment où j’étais avec lui; je ne connaissais pas encore ton père au moment
de ta conception.
-
Et à aucun moment, tu n’as
pensé dire la vérité à Pierre?
-
Mais si! Une fois le choc
passé, je voulais lui annoncer la nouvelle et lui dire toute la vérité pour
qu’il prenne sa décision en connaissance de cause.
Mais quand il a compris que j’étais
enceinte, il était fou de joie et a tout de suite parlé de mariage, etc. Je ne
savais plus quoi dire et… j’avais un peu peur aussi de ce qui m’arriverait si
je me retrouvais seule avec...
-
Avec moi, avec cet enfant qui
tombait bien mal!
Ma mère ne réagit pas. Elle affiche à présent
un visage ravagé par la tristesse et la fatigue.
Il est tard, le jour a cédé la place et
j’ai perdu la notion du temps. C’est à peine si je me souviens que demain, je
travaille.
Plus rien ne semble avoir d’importance, un
peu comme si je n’existais plus, inconnue à moi-même. Ma mère est devenue en
l’espace d’une après-midi une femme que je ne reconnais pas et je ne peux même plus
mettre un visage sur mon père.
-
Au fait, c’est quoi le nom de
mon père?
-
Je… je ne peux pas te dire. Je
l’ai sans doute su, mais j’ai oublié. C’est… je ne pensais pas avoir à parler
de lui un jour.
-
Ce n’est pas possible! Tu l’as
vidé de la corbeille, comme ça, d’un claquement de doigt?
-
Je ne comprends pas.
-
Laisse tomber. Et donc, à lui
non plus, tu n’as rien dit? Cet homme qui t’aimait, tu apprends que tu as un
enfant de lui et tu ne lui dis rien?
-
Je savais que si je lui disais,
il ferait tout pour me convaincre de vivre avec lui.
-
Et tu ne voulais pas construire
ta vie avec le père de ton enfant ? Y a un truc qui m’échappe!
-
Il ne menait pas une vie
stable. Il n’avait pas de logement, pas d’emploi fixe, tandis que Pierre…
-
Tandis que Pierre était
fonctionnaire, pouvait t’offrir un niveau de vie bien confortable! Tu as
privilégié ton petit confort personnel au détriment des sentiments de chacun!
Tu n’as pensé qu’à toi!
Je suis hors de moi, je bondis du fauteuil
et marche de long en large. Je sens une colère incommensurable monter en moi,
dévastant tout sur son passage, amour filial, respect, devoir…
Tout ce que j’ai tu depuis tant d’années,
toutes les vannes de sécurité qui maintenaient jusqu’alors le flot de mes
angoisses permanentes, de ma tristesse latente et de ma solitude ont sauté
brutalement, sans crier gare, sans préavis.
-
Ton égoïsme m’a obligée à
supporter durant vingt ans un homme prétendument mon père qui ne s’est jamais
comporté comme tel!
Un homme qui, non seulement, a abusé de
son autorité quotidiennement au point de bannir toute liberté de me construire
ma propre personnalité, mais a aussi sans vergogne nié, quand ça l’arrangeait
bien sûr, les soi-disant liens du sang!
Ma mère blêmit. Elle me fixe sans
comprendre.
-
Quoi? Ce n’est pas assez clair
pour toi? Peut-être as-tu besoin que je
précise mes dires?
-
Non, non, inutile! Je ne sais
pas ce que tu sous-entends. En revanche, ce que je sais, c’est que ça suffit.
Je suis épuisée et je vais…
-
Tu n’iras nulle part sans avoir
entendu ce que j’ai à te dire.
Ma mère s’est levée, mais je bloque
promptement le passage vers l’escalier. Elle a un mouvement de recul et manque
de s’affaler sur l’un des fauteuils. Qu’à cela ne tienne, je suis déterminée à
aller jusqu’au bout.
-
Ton mari a pratiqué sur moi des
attouchements sexuels dès que j’ai atteint l’âge de sept ans. Par la suite,
comme mon corps devenait, je suppose, de plus en plus intéressant, il s’est
montré à la fois plus discret et plus offensif.
-
C’est impossible! Tu m’en
aurais parlé! Je l’aurais vu!
-
Il m’était impossible de t’en
parler pour toutes sortes de raisons. Je ne savais pas à cet âge-là si ce qu’il
faisait était normal ou pas. Ça me mettait très mal à l’aise et j’avais
l’impression d’être tout le temps sale à cause de ça, mais c’était mon père…
enfin… je me disais que forcément, quand il faisait quelque chose, c’est qu’il
en avait le droit! Et, bien évidemment, il me faisait toujours promettre de ne
rien dire à qui que ce soit, parce que c’était un secret entre nous et que
j’étais une fille très sage qui sait garder les secrets.
Je ne voulais pas le décevoir, me
décevoir. Je craignais de perdre votre amour, votre confiance, je ne voulais
pas causer de problèmes.
-
Écoute, de toute façon, ce sont
des choses qui arrivent.
-
Pardon?
-
Moi aussi, mon père m’a un peu
touchée. Ce sont des choses qui arrivent. C’est du passé maintenant, inutile de
revenir dessus.
Je me laisse glisser le long du mur, près
de la comtoise qui, fort à propos, martèle de vingt-deux coups les derniers
mots de ce dialogue ubuesque.
Je vois ma mère se lever péniblement. Elle
semble avoir vieilli d’au moins dix ans. La peau de son visage aux allures de
parchemin laisse apparaître ses joues creuses. Ses yeux habituellement
bleus-gris ont perdu leur couleur, noyée, semble-t-il, dans des larmes
intérieures.
-
On se téléphone. Je… je n’en
peux plus. Je monte me coucher.
Je la regarde me tourner le dos et se
diriger vers l’escalier. Je reste un instant totalement hébétée, incapable de
réagir. Un dernier sursaut d’indignation m’oblige à me relever brusquement et à
vomir mon écoeurement:
-
Je ne t’ai rien dit pour te
protéger et c’est tout ce que tu trouves à dire maintenant que tu es au
courant?
Ce n’est pas possible, je rêve ou plutôt
c’est un cauchemar! Et… et tu, après tout ce qui vient de se…
-
Stop! Finissons-en! Je viens de
te dire que je suis épuisée, je ne pourrai supporter une minute de plus ce
dialogue stérile.
-
Ah tu ne pourras le supporter?
Eh bien, rassure-toi, tu n’auras plus rien à supporter, car tu vois, là, c’est
la dernière fois que tu me vois! Je n’ai plus ni père, ni mère à compter de cet
instant!
Le temps de prendre mon blouson et mes
clefs de voiture au vol, je me retrouve dehors, la porte-fenêtre claquée
derrière moi.
Le silence. L’obscurité et la nature qui dort.
Tout est allé très vite, j’ai le souffle
court et peine à reprendre mes esprits.
L’applique murale de la chambre parentale
projette soudain une faible lumière sur l’allée du jardin, m’indiquant ainsi le
chemin vers une vie qui vient de perdre ses fondations.
L’air froid de la nuit soulage quelque peu
l’étau qui s’est emparé de ma pauvre tête. J’avance lentement, sans conscience.
L’obscurité s’est infiltrée en moi et c’est d’un pas mécanique que je rejoins
ma voiture.
Je conduis sans voir, en mode automatique. Les
larmes sont prêtes, mais ne s’écoulent pas, prisonnières des battements de mon
cœur qui explose dans ma poitrine.
Heureusement, à cette heure tardive, un
dimanche soir, peu s’aventurent encore dehors. Beaucoup préfèrent rester chez
eux, gérant du mieux qu’ils peuvent le blues récurrent de fin de week-end.
Pas de place en bas de mon immeuble. Je me
gare à quelques mètres et m’extirpe de l’habitacle protecteur de mon véhicule.
Je dois à présent faire face, seule.
Les deux étages qui me séparent du studio
s’apparentent au dernier entre-deux m’éloignant définitivement de mes repères
habituels. Lorsque je pénètre chez moi, tout y est différent. Mon regard a
changé et transformé ma réalité.
Enfin, je peux me laisser aller, enfin les
larmes coulent sans limite, sans fin.
Je laisse tomber mes affaires à même le sol
et m’allonge sur le lit, en position fœtale, espérant plonger dans les nimbes
de l’oubli.
Un hurlement strident, puis deux et ça
continue, ça martèle ma tête, c’est insupportable!
J’ouvre les yeux sous le coup de la douleur
et la sonnerie de mon portable résonne plus douloureusement encore près de mon
oreille.
-
Allô?
-
Ah quand même! Désolée de te
réveiller! Tu as l’intention de venir travailler aujourd’hui ou je te dérange?
-
…
-
Allô?
-
Oui… je, on est quel jour?
-
Écoute ma p’tite, je ne sais
pas ce qui t’arrive, mais là, tu dépasses les bornes! Soit tu es au magasin
dans le quart d’heure, soit je me passerai de tes services!
Nathalie a raccroché. Je reste la main
crispée sur le téléphone. L’angoisse épouse mon corps au fur et à mesure que je
reconstitue le film de la veille. L’oxygène me manque, j’ouvre la bouche dans
un réflexe de survie.
Je regarde autour de moi comme si je me
réveillais dans un lieu inconnu.
Comment est-ce possible? Comment une vie
peut-elle vaciller en si peu de temps?
Peu à peu, le jour pénètre mon esprit et
m’oblige à reprendre contact avec la réalité.
-
Quelle heure est-il?
Bon sang, Nathalie! C’est… Zut!
Pas le temps de me doucher bien que tout
mon être le réclame. J’ai oublié de régler mon alarme hier soir. Quelle idiote!
Ce n’est pas le moment de perdre mon job!
J’arrive au magasin, tout essoufflée. Quand
Jérémy m’aperçoit, il me presse de le rejoindre à l’arrière du magasin.
-
Nath discute avec le chauffeur,
elle est furax contre toi!
Euh… Tu devrais filer aux toilettes
t’arranger un peu… enfin, excuse-moi, mais un coup de brosse et un peu de
maquillage, ça ne te ferait pas de mal…
Je le regarde, d’abord sans comprendre,
puis m’exécute. Tout m’est devenu indifférent.
Devant le miroir au-dessus du lavabo, je
reconnais la justesse des propos de Jérémy. Les cheveux hirsutes, les yeux
cernés, le visage en vrac ne font pas du tout professionnels.
Rapidement, je démêle mes longs cheveux
noirs et me maquille légèrement. Ma peau naturellement hâlée offre l’avantage
de me donner facilement bonne mine, du moins habituellement, car aujourd’hui,
on peut y lire clairement mes tourments. En général, j’utilise donc peu
d’artifices, mais heureusement, j’ai toujours une brosse et un eye-liner qui
traînent dans mon sac.
En sortant des toilettes, c’est Nathalie qui,
cette fois, me prend à part, tandis que Jérémy me fait un clin d’œil
approbateur dans son dos. Je le remercie en silence et m’apprête à encaisser
les foudres de la colère de ma patronne.
Elle se tait. Surprise, je la regarde et me
sens soudain très fragile. Au bord des larmes, j’éprouve la plus grande
difficulté à soutenir son regard.
-
Si je peux t’aider, je le
ferai, mais tu dois comprendre que la rigueur et la ponctualité sont des
qualités indispensables pour le travail.
Ton contrat finit dans deux semaines. Je
pensais te le renouveler, car… car je t’apprécie beaucoup.
De minuscules larmes glissent maintenant
sur mes joues déjà irritées par le flux d’eau salée de la veille.
Nathalie pose une main sur mon épaule et
m’observe avec bienveillance.
-
Je ne prolongerai pas ton
contrat pour le moment, parce que je suis convaincue que tu as avant tout
besoin d’un peu de temps pour mettre de l’ordre dans ta vie. Je ne te connais
pas suffisamment pour comprendre de quoi il retourne, mais ça semble trop lourd
à porter pour toi, en plus du travail à assumer.
Tu as droit au chômage; profites-en pour
te ressourcer et, dès que tu t’en sens capable, reviens me voir.
-
Mais…
-
Prends le temps de réfléchir à
ce que je viens de te dire et tu verras que c’est ce qu’il y a de mieux à
faire.
Je ne te laisse pas tomber, d’accord?
Je te demande juste de faire un break
pour te retrouver, car je crois que tu t’es perdue ces derniers temps.
C’est exactement cela. Nathalie a lu en moi
mieux que je ne l’aurais fait moi-même, ce dont je prends conscience dès mon
retour chez moi.
Une tasse d’infusion très chaude au sein de
mes doigts crispés, je réfléchis.
D’un côté, ne plus aller travailler, rester
seule à faire des ronds chez moi me terrifie. De l’autre, continuer à me rendre
au travail et subir ma vie sans la comprendre me paraît absurde et au-delà de
mes forces.
…?
Je termine la soirée lamentablement, me
traînant du clic-clac à la salle de bain où je n’ose plus me croiser dans le
miroir, puis à la cuisine, histoire de ne pas me mourir de faim. Le cœur n’y
est pas et c’est à peine si j’arrive à finir un bol de soupe.
L’été arrive et les régimes amaigrissants
que tous les magazines féminins ne manquent pas de proposer, conformément à la
tradition estivale, ne me concernent pas.
Par ailleurs, ayant naturellement le teint
mat, je n’ai pas besoin de rester longtemps au soleil pour arborer un bronzage
que beaucoup m’envient.
Je crois aussi que je ne suis pas trop mal
foutue. Pour autant, je n’ai pas su, pour le moment, garder un homme près de moi.
Certains n’ont fait que passer, d’autres sont restés quelque temps et auraient
souhaité continuer, mais il arrive toujours un moment où je ne me sens plus
bien dans la relation et où je décide de rompre. J’ai parfois l’impression que
c’est la crainte d’être abandonnée qui m’incite à toujours partir la première…
-
C’est aussi bien comme ça!
Qu’est-ce que tu ferais d’un homme dans ta vie, alors que tu ne sais même pas
qui tu es!
Me voilà repartie à parler toute seule.
-
Bon, ça suffit pour
aujourd’hui!
Mon lit m’attend et je le rejoins
volontiers en souhaitant ne plus le quitter avant que mes problèmes n’aient
disparu.
Mais il faut se lever le lendemain, parce
que le miracle… eh bien… il n’a pas eu lieu!
Ill faut donc donner le change aux clients
bien sûr, à Jérémy aussi, dont la sollicitude me touche, mais que je ne suis
pas en mesure d’accepter comme il le souhaiterait pour l’instant, à Nathalie
enfin qui n’a plus évoqué le sujet.
Je sens parfois son regard peser sur moi et
je sais qu’elle accueillir mes confidences.
Pas maintenant, pas encore.
Je songe à ma mère. Elle ne m’a plus donné
de nouvelles depuis… depuis ma sortie théâtrale de l’autre soir. J’ai
parfaitement conscience que si je ne fais pas le premier pas, elle ne me
donnera plus de signe de vie.
Tant pis.
Jusqu’à présent, n’étant pas de nature
rancunière, je finissais toujours par passer outre son humeur maussade, ses
reproches incessants et je revenais prendre de ses nouvelles.
C’était comme si quelque chose de plus fort
que moi me poussait vers une porte qui, je le savais pourtant, ne s’ouvrirait
jamais. J’espérais toujours que ma mère finirait par déverrouiller son cœur,
par m’accorder l’amour maternel qui me manque tant.
En vain.
Cette fois, passer outre ce qui s’est dit est
au-dessus de mes forces.
En plus, il est clair que, de toute façon,
ce n’est pas vers elle que je dois me tourner pour aller mieux.
Aller mieux!
C’est-à-dire?
En y réfléchissant, j’arrive à la
conclusion que si je veux évoluer vers une vie plus sereine et lumineuse, je
dois avant tout pouvoir répondre à certaines questions.
Tiens, au hasard:
-
Qui est mon vrai père?
Cette question ne cesse de hanter chaque
seconde de ma vie depuis que j’ai découvert la vérité.
En permanence, quand je sers une cliente,
en regardant sans voir le film du soir à la télévision, en prenant ma douche,
en ne dormant pas…
Est-il encore de ce monde? Et si c’est le
cas, où vit-il aujourd’hui? A-t-il eu des enfants? Je veux qu’il sache que
j’existe!
Ma mère n’a rien voulu me dire. Je sens la
colère monter à nouveau.
-
Comment as-tu pu? Quelle mère
es-tu?
Colère ou chagrin?
Les deux sont souvent liés et les larmes
troublent une fois de plus ma vision.
Mes journées de travail me laissent
harassée, au fond du canapé et mes soirées achèvent de me noyer, l’esprit
encombré de vains questionnements.
Nathalie a raison, je ne peux continuer
ainsi. Demain, je lui parlerai.
-
Tu sais, je… j’ai… enfin, par
rapport à ce que tu…
J’essaie de cacher au mieux le trouble qui
me gagne, mais ma voix se casse. Ma patronne ne réagit pas; elle préfère me
laisser le temps et patiente gentiment. C’est ce qui me permet de retrouver une
certaine maîtrise de moi-même et reprendre d’une voix plus sûre :
-
J’ai bien réfléchi à ce que tu
m’as dit l’autre fois. J’admets que tu as raison. Il me reste trois jours à
faire et après, je… je verrai, mais, enfin, je… j’espère que…
-
Tu reviendras ici dès que tu te
sentiras mieux et je compte sur toi pour me donner des nouvelles. Tu sais, je
n’ai pas eu d’enfant et pour maintenant, c’est trop tard!
Bref, tout ça pour dire que j’ai du
temps et… et de l’affection à donner, alors, si tu veux en profiter, ne te gêne
pas.
L’heure de l’ouverture du magasin est
proche et je ne peux me permettre de craquer maintenant.
Sans répondre, je file aux toilettes.
L’émotion qui me submerge est trop forte, je ne vais jamais arriver à la
canaliser pour qu’elle ne ravage pas de son torrent de larmes mon visage!
Je regarde le plafond intensément, j’essaie
de compter chaque objet de la pièce (il y en a peu), j’évite de me regarder
dans le miroir, trop effrayée à l’idée de ce que je pourrais y voir.
Un dernier subterfuge me vient à l’esprit
pour tenter de me calmer : je concentre toute mon énergie sur le moment
présent. Je suis dans les toilettes de mon lieu de travail, c’est calme, je
suis tranquille à cet instant précis, rien de stressant à cette minute, juste
le silence.
Peu à peu, je sens les battements de mon
cœur ralentir, les larmes déclarer forfait et mon visage se détend enfin.
-
C’est magique, ce truc! Il faut
que je m’en souvienne.
En fait, c’est grâce à Nathalie, toujours
elle. Lorsque je lui avais posé quelques questions sur Echkart Tollé, elle m’avait
expliqué en quelques mots la quintessence de son best-seller, Le Pouvoir du moment présent et tous les
bienfaits qu’elle en avait tirés.
Avant d’ouvrir la porte et de me plonger
dans ma réalité professionnelle, je me promets d’acquérir ce livre. On ne sait
jamais, peut-être m’offrira-t-il des horizons insoupçonnés?
Quelques livres de développement personnel
figurent déjà en bonne place sur les étagères de mon studio, mais bien que j’en
comprenne la plupart du temps la justesse, je ne parviens jamais à les
assimiler suffisamment pour faire évoluer mon quotidien.
À peine ai-je rejoint mes collègues que je
suis happée par l’activité du magasin. Les clients se bousculent, car dans
trois jours, c’est la fête des mères. J’essaie de me détacher de mes sentiments
personnels pour rester professionnelle. De toute manière, c’est décidé, me
concernant, pas de fête à souhaiter cette année.
Un jeune garçon se présente timidement
devant l’entrée du magasin. Je le vois ausculter la vitrine pendant un bon
moment sans qu’il ne se décide à franchir le seuil d’entrée.
Voilà pour aujourd'hui !
Merci d'avoir pris le temps de me lire et à votre tour de m'écrire, si le coeur vous en dit :-)
Bonne journée. Prenez soin de vous.
Quelle aventure Emmanuelle : perdre le lien avec ton blog !
RépondreSupprimerJe te souhaite de trouver une solution.
Passe un beau week-end.
Eh oui ! Je n'ai toujours aucune réaction d'OVH... La solution est sur blogspot, je pense :-)
RépondreSupprimerBon wk également.